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"Les liaisons dangereuses", Choderlos de Laclos (1782)

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021

On se retrouve aujourd'hui pour un post qui devrait satisfaire les amateurs de rendez-vous galants dans les bosquets ou au détour d'un couloir, celles/ceux qui auraient aimé vivre à une époque où elles/ils auraient pu serrer contre leur coeur une lettre d'amour, pleurer sur leur bureau en écrivant (ou recevant) une lettre de rupture et passer une nuit d'amour dans un lit à baldaquins. Bref, celles et ceux qui veulent s'évader à une époque où il n'y avait ni sms, ni Internet et ni application de rencontres.



L'oeuvre du jour est un roman libertin, Les liaisons dangereuses (1782) écrit par un homme qui répond au doux (et long) nom de Pierre-Ambroise- François Choderlos de Laclos (1741-1823) que pour des raisons assez évidentes on appellera Laclos. Laclos est issu de la petite noblesse et a fait carrière dans l'armée. Entre deux passes d'armes il s'essaie à l'écriture et s'inspire des aristocrates qu'il est amené à rencontrer et cela donne les Liaisons Dangereuses.


Le roman du jour est un roman épistolaire (c'est-à-dire composé de lettres). Si le titre évoque un contenu sulfureux et la mise en scène de liaisons intimes, ce n'est pas un roman d'amour léger et divertissant. L'histoire est dramatique et met en scène deux libertins, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, qui vont découvrir à leurs dépends qu'à force de jouer avec le feu on se brûle, entrainant dans leur sillage plusieurs victimes collatérales.


Je ne vous garantis pas que cet article ne vous dévoilera pas des éléments clés de l'intrigue mais je m'en suis tenue à ceux qui me semblaient nécessaires pour l'analyse. Vous n'aurez donc pas la fin :)


I. La figure du libertin


Au XVIIIes, l'idée que l'oeuvre littéraire vaut par son utilité morale domine. C'est donc presque paradoxalement que les romans libertins rencontrent un certain succès. C'est la raison pour laquelle Les Liaisons dangereuses inclus une note du rédacteur sur l'immoralité des personnages de ce roman. Autant vous dire qu'il s'agit là d'un jeu de dupes pour officiellement faire bonne figure, tout en donnant envie aux amateurs de romans scandaleux de poursuivre leur lecture.


On parle de roman libertin mais qu'est-ce qu'un libertin ? Je pourrais vous dire qu'en latin, le terme libertinus désigne "l'affranchi", c'est-à-dire l'esclave qui a obtenu sa liberté. Vous allez me dire super, mais encore ? Et je vous répondrais que ce que vous pouvez retenir de ça c'est que le libertin est attaché à une certaine liberté d'action dans le sens où il aime briser les codes tout en donnant l'impression de les respecter. Quelles sont donc les caractéristiques des libertins (dans le roman, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil) ?

  • L'art du sous-entendu et de la dissimulation : les lettres sont loin d'être vulgaires ou crues. Les mots sont toujours choisis avec soin dans les lettres de Valmont et de la marquise de Merteuil. Si ces mots permettent de créer des phrases à double sens, ils permettent à nos protagonistes de donner l'impression de se livrer l'un à l'autre alors qu'en fait, il n'en est rien. Ils ne sont finalement pas plus sincères l'un envers l'autre, qu'ils le sont avec les autres.

  • La représentation : le/la libertin(e) aime se mettre en scène. Il/elle crée des situations et se met en scène soit pour séduire une nouvelle proie, pour piéger un ennemi ou pour donner à voir une image biaisée à la société.

  • Des êtres calculateurs : vous l'aurez compris à la lecture des deux points précédents, les libertins ne laissent rien au hasard. Chaque mot est réfléchi, chaque geste est calculé. Le/la libertin(e) se crée un système de valeurs et de principes qui définis toute sa conduite. Fâchée d'être comparée aux autres femmes (cf point suivant), la marquise de Merteuil explique à Valont : "Mais moi qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? Quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? Je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés et je puis dire que je suis mon ouvrage" (L 81)

  • Le mépris : les libertins se considèrent comme des êtres doués d'une intelligence supérieure. Non seulement ils élaborent des stratagèmes parfois franchement tordus pour arriver à leurs fins, mais en plus, ce sont des nobles lettrés qui savent mener une conversation et manier la plume de manière impeccable. Ils font preuve d'une condescendance marquée pour les personnes qui ne se sont pas élevées au niveau de leur standards. Ce mépris se ressent, par exemple, dans ces quelques mots que Valmont écrit à la marquise de Merteuil : "En vérité, plus je vais, et plus je suis tenté de croire qu'il n'y a que vous et moi dans le monde, qui valions quelque chose" (L 100).

  • L'éducation et la transmission : alors certes les libertins sont méprisants mais ils n'hésitent pas à donner des leçons pour aider les autres à s'améliorer. N'y voyez pas là un acte de charité, c'est plus une occupation ou un moyen d'obtenir ce qu'ils désirent. Ainsi, la marquise de Merteuil encouragera Cécile à améliorer son écriture maladroite. Valmont lui n'hésitera pas à se dévouer corps (c'est peu de le dire) et âmes pour donner quelques leçons d'anatomie à Cécile le soir dans son lit.

  • Athéisme et blasphème : Valmont et la marquise de Merteuil ne croient pas en Dieu et prennent un malin plaisir à s'en moquer. Sous leur plume (et notamment celle de Valmont), le vocabulaire religieux est détourné de son usage habituel et on pourrait presque parler de blasphème. Cet extrait de la lettre qu'il adresse à la marquise de Merteuil en est un bon exemple : "Depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur ; et ci ce Dieu-là nous jugeait sur nos oeuvres, vous seriez un jour la patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami serait au plus un saint de village" (L 4).

  • Emploi du vocabulaire guerrier : le libertin est un conquérant et cela se ressent jusque dans le vocabulaire qu'il emploie. Ainsi la marquise écrit : "[i]l faut vaincre ou périr" (L 81). Valmont écrit "conquérir est notre destin"(L 4) ou encore "[...] elle ne revint à elle que soumise et déjà livrée à son heureux **vainqueur**" (L125)

En bref, les libertins sont des êtres calculateurs qui n'ont que mépris pour leur semblable et s'amusent à manipuler et se moquer des autres. La séduction est pour eux un jeu sérieux qui nécessite un travail certain. Leur rhétorique est maîtrisée et leurs mots sont des armes pour venir à bout de leurs proies. Les fondations semblent solides mais au cours de la lecture vous pourrez remarquer qu'il n'en est rien.


II. Les lettres : formes et contenu


Les lettres sont comme un journal intime. La lecture des Liaisons dangereuses, dès lors qu'il s'agit d'un roman épistolaire, vous donne l'impression de mettre votre nez dans des affaires qui ne sont pas les vôtres. Les lettres révèlent des choses intimes que seuls l'auteur et le destinataire sont supposés connaître ce qui fait du lecteur un voyeur.


Les lettres regroupent en fait un ensemble de réalités. Il peut s'agir d'une lettre postée, d'une lettre remise sans passer par les circuits traditionnels ou encore d'un billet doux que l'on remet entre les mains de l'être convoité à l'insu de tous. Par exemple, dans Les Liaisons Dangereuses, le billet doux est posé sur une harpe à l'issue d'une leçon de musique (Danceny à Cécile) ou est échangé lors d'un bref serrage de mains. Symboliquement, la lettre est plus qu'un simple bout de papier : elle est une émanation de l'être aimé. C'est pour cette raison que la lettre est appréhendée d'une façon si particulière : elle est cachée dans un secrétaire, elle est conservée sur soi, elle est déchirée...Le premier signal de la rupture se manifeste d'ailleurs par le renvoi de la correspondance.


Il est possible de suivre au fil du roman le trajet des lettres grâce aux dates et aux lieux. Les aristocrates écrivent des lettres qu'ils déposent dans une boite que leurs domestiques sont ensuite chargés de poster. Le lendemain matin, ces mêmes domestiques sont en charge de les récupérer les lettres du jour et de les transmettre à leur maître(sse). À notre époque de l'instantanéité, le lecteur/la lectrice doit garder à l'esprit que la délivrance des lettres prend donc plus ou moins de temps. Dans Paris, la petite poste délivre le courrier dans la journée mais les délais de livraison entre la province et Paris sont plus longs (via l'ordinaire). Il est également possible pour un aristocrate de demander à un domestique de délivrer la lettre directement.


Les styles d'écriture sont bien distincts et correspondent en fait à la personnalité de chacun :

  • Le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil : ils sont libertins et donc manient les mots à la perfection. Les références sont choisies avec soin et montrent qu'ils sont lettrés : la marquise de Merteuil cite Racine et Valmont imite Rousseau. L'écriture est pour eux un jeu qui leur permet de se créer une identité. La marquise de Merteuil l'emploie également pour se moquer. Ainsi, elle copie le style grossièrement grandiloquent de Mme de Volanges lorsqu'elle lui écrit. Les libertins maitrisent l'art du double langage et la lettre à Mme de Tourvel que Valmont écrit en utilisant sa maitresse comme pupitre est un chef d'oeuvre de double sens (L48).

  • Cécile de Volanges : sa naïveté se ressent dans son écriture. Elle écrit comme elle parle et écrit tout ce qu'elle pense. Elle emploie les expressions à la mode et subit une forte influence, notamment de la part de la marquise de Merteuil, qui l'encourage à "soigner davantage son style" (L 105). Très influençable, elle se laissera même dictée par Valmont une lettre qu'elle doit envoyer à son amant (L 156). Pour elle, l'apprentissage du vice ira avec celui de l'écriture.

  • Mme de Tourvel : elle a une écriture soignée et moins stylisée que celle de la marquise de Merteuil. Elle fait cependant référence à Rousseau et son style traduit son éducation et son expérience de l'exercice.

  • Le chevalier Danceny : il a un style moins grandiloquent que d'autres protagonistes mais lorsqu'il s'épanche sur ses sentiments il n'hésite pas à agrémenter ses lettres de nombreuses exclamations, de phrases rythmées et de pléthore d'adjectifs.


III. Les triangles amoureux


L'intrigue des Liaisons Dangereuses est basée sur plusieurs triangles amoureux et je voudrais ici en détailler au moins un, celui formé par le vicomte de Valmont, la marquise de Merteuil et la présidente de Tourvel.


On le sait dès le départ, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil ont été amants et on ne connait pas la raison qui les a conduit à mettre fin à leur relation (probablement un refus de l'exclusivité qui serait incompatible avec leurs occupations). Ils sont cependant restés amis, partenaires de jeu et on pourrait même dire complices. Merteuil s'offre en trophée dans le cas où Valmont parviendrait à séduire Madame de Tourvel. Et alors là, il faut faire preuve de sensibilité pour comprendre ce qui se cache derrière ce pari et derrière les lettres de la marquise. La marquise de Merteuil est tout simplement amoureuse de Valmont et elle se trouve dans l'impossibilité de le dire. Non seulement elle doit le cacher car elle s'est forgée une identité de libertine et qu'elle se doit de la garder pour conserver l'estime et l'amitié de Valmont, mais surtout, elle va rapidement avoir la confirmation que cet amour n'est absolument pas réciproque. Si Valmont veut bien passer une nuit avec elle, c'est bien tout.


Bloquée dans la friendzone, cette femme intelligente qu'est la marquise de Merteuil va comprendre, certainement avant lui-même, que Valmont tombe amoureux de la présidente de Tourvel et ça, la marquise ne peut pas l'accepter. C'est parce qu'elle aime Valmont sans pouvoir le dire qu'elle ne peut accepter de le voir aimer une autre femme et qu'elle va tout faire pour tout gâcher. C'est parce qu'elle aime Valmont et qu'elle refuse d'être un second choix qu'elle décidera de le repousser. Enfin, c'est bien parce qu'elle aime Valmont et qu'elle est fière qu'elle va être à l'origine des évènements dramatiques de la fin du roman.


IV. Portraits de femmes

  • Marquise de Merteuil : c'est une femme manipulatrice qui se révèle dans la lettre n°81. La marquise de Merteuil reconnait que c'est parce que la position des femmes dans la société de son époque est si précaire qu'elle aimerait en quelque sorte vivre comme un homme et accumuler les conquêtes. Si elle était un homme elle pourrait s'en vanter et elle serait malgré tout accueillie dans les salons (comme Valmont). Etant une femme, elle doit être beaucoup plus fine et donner à voir au monde une image de veuve respectable pendant qu'elle fait défiler les hommes dans son boudoir (est-ce que la différence de traitement a vraiment changé ? C'est la question qu'on peut se poser). On pourrait penser qu'elle agit de la sorte pour venger son sexe mais pas du tout, preuve en est que c'est elle qui a l'idée de déshonorer Cécile de Volanges pour se venger d'un ancien amant et elle n'a que mépris pour la Présidente de Tourvel qui est son opposée.

  • Cécile de Volanges : elle symbolise la naïveté voire même l'ignorance. Cécile fait son entrée dans le monde après plusieurs années passées au couvent (tiens tiens, si ça ne nous rappelle pas d'autres articles ;)). Si "Maman" est la figure d'autorité et va décider pour elle de l'identité de son futur mari, elle ne peut être la confidente et c'est là que la marquise de Merteuill intervient. Cécile ne connait rien de l'amour ni de la sexualité. Il est important de séparer les deux car c'est tout à fait ce que Cécile va faire. D'une part, elle va développer pour Danceny un amour platonique qui se traduira par un échange de lettres mielleuses. D'autre part, c'est auprès de Valmont qu'elle découvre le plaisir sexuel. Cécile est à l'image des jeunes filles nobles de son époque que l'on tient à l'écart du monde et avec qui on ne discute pas plaisir ou sexualité. On les sort du couvent, on les marie (idéalement vierges) et basta. Cécile est donc la marionnette idéale pour le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil.

  • Présidente de Tourvel : elle symbolise la piété et la dévotion. Au-delà de ça, elle incarne (au début de l'oeuvre) la représentation de la femme idéale pour la société de son époque. Elle se rend à l'Eglise, elle n'a pas un mot plus haut que l'autre et elle est fidèle à son époux. C'est parce qu'elle parait si pure et si inaccessible que Valmont se lance le défi de la séduire. Son évolution est intéressante car après avoir cédé, elle apparaitra beaucoup plus candide et légère dans ces lettres. Pas autant que Cécile à ses débuts non plus car elle est malgré tout une femme mariée mais elle se laisse emporter par le tourbillon de l'amour et se confie sans retenu à Mme de Rosemonde : un regard de Valmont la rend euphorique, l'absence de regard la rend méfiante et angoissée.

On peut s'arrêter quelques instants sur la figure de Mme de Rosemonde, tante de Valmont, et qui est la femme âgée du roman. Elle est une sorte d'entremetteuse à ses dépends puisqu'une partie des intrigues amoureuses se noue sous son toit. Elle voit presque tout : elle sert de confidente à Mme de Tourvel, c'est à elle qu'est transmis l'intégralité de la correspondance de Valmont. Elle est quasi omnisciente, presque comme l'auteur, presque comme Dieu. Elle est malheureusement contrainte à la retenue par les difficultés qu'elle éprouve à écrire (difficultés inhérentes à son grand âge) et occupe la place de spectatrice qui assiste à une tragédie dans le silence.


Conclusion


Les Liaisons dangereuses n'est donc pas une lecture si légère que cela. Le style d'écriture peut sembler difficile mais s'accrocher en vaut la peine, notamment parce que Laclos excelle dans le double sens et dans le fait d'avoir créer un style bien distinct et identifiable pour chaque personnage.


Bibliographie

Choderlos de Laclos, Les Liaisons Dangereuses, éditions Pocket, édition 2008.


Pour aller plus loin

Sur les femmes : Choderlos de Laclos, Discours sur la question proposée par l'Académie de Châlons-sur-Marne, 1er mars 1783

- L'excellent film de Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses (1988) avec Glenn Close, John Malkovitch et Michelle Pfeiffer.

- Pour une adaptation plus moderne (avec une ambiance très 90's) : Sexe intentions (1999) de Robert Krumble avec Sarah Michelle Gellar, Ryan Philippe et Reese Witherspoon

- Les tableaux de François Boucher (1703-1770), Antoine Watteau (1684-1721) et Jean-Honoré Fragonard (1732-1806).

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