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"L'évènement", Annie Ernaux (2000)

THÈMES: FEMME - SOCIÉTÉ - CLASSE SOCIALE


Bonjour les curieux et les curieuses ! Cet article est dédié à une œuvre plus contemporaine que les autres posts. Il s’agit de L’évènement, de l’écrivaine française Annie Ernaux, publié en 2000.


Alors qui est Annie Ernaux ? Née en 1940 dans une famille de petits commerçants normands, Annie Ernaux a un parcours de « transclasse » ou « transfuge de classe » puisqu’elle change de milieu social. C’est un thème qu’on retrouve d’ailleurs dans bon nombre de ses romans. Elle est la première de sa famille à réaliser des études supérieures. Elle obtient le Capes avant d’obtenir l’agrégation en lettres modernes en 1971. En 1974 parait son premier roman, Les Armoires vides. Ce récit, d'inspiration autobiographique, se déroule durant l'attente de l'avortement subi en 1964 dont elle fait le récit dans L’Évènement qui parait en 2000. En 2022, elle obtient le prix Nobel de littérature.


L’Evènement suit le parcours de la narratrice qui découvre qu'elle est enceinte et cherche à interrompre cette grossesse non-désirée à une époque où l’avortement est pénalisé en France.


I. Un récit autobiographique

Annie Ernaux puise donc dans son expérience personnelle pour écrire ce roman. Les noms des protagonistes se résument à des lettres afin de masquer leurs identités réelles : le docteur N., la « faiseuse d'ange » Mme P-R, Jean T…Il est intéressant de noter que le récit s’inscrit dans une époque via des références à des films, des sons, des chansons (La Javanaise de Serge Gainsbourg , Dominique de Sœur Sourire…)


Annie Ernaux fait des incursions dans le récit et partage des réflexions sur le processus d’écriture. Le roman s’ouvre sur son attente des résultats d’un test de dépistage du SIDA. C’est cette attente qui déclenche la réminiscence du souvenir de la découverte de sa grossesse et de son avortement. Si les deux situations font suite à des relations intimes, l’attente du résultat concernant la séroposité est différente de celui de la grossesse. Dans le premier cas, l'expérience est collective. La narratrice attend dans une salle d'attente rempli de personnes diverses qui attendent aussi leur résultat. La découverte de la grossesse est une expérience individuelle. La narratrice découvre qu'elle est belle et bien enceinte via le courrier que lui fait parvenir son gynécologue.


Annie Ernaux expliquait dans une interview son processus d’écriture pour ce roman: « L’immersion s’est produite à la fois par des preuves matérielles, j’ai un agenda qui date de cette époque, avec des notations. Un journal intime avec très peu de choses, parce que c’était trop d’écrire dans un journal intime. Et puis il y a les images et les paroles entendues : il y a des phrases qui se sont gravées de façon définitive dans mon esprit. Rien que de les penser, non pas les écrire, mais d’abord les penser, de me les remémorer, et aussitôt, c’est tout un monde, une sensation violente qui revient. C’est à partir de cette sensation que je suis capable d’écrire. » (source)


Annie Ernaux partage aussi dans ce livre sa vision de l’écriture : « Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci: que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. » (p 125)


II. L’omniprésence de la question sociale

Annie Ernaux est un exemple de transfuge de classe ou transclasse, c’est-à-dire une personne qui a quitté son milieu social d'origine pour un milieu social supérieur. Comme indiqué plus haut, Annie Ernaux est la fille d'un couple de petits commerçants qui, dans ses études supérieures, va être amené à côtoyer un milieu bourgeois.


Dans une réflexion que Zola aurait certainement adoré, la narratrice attribue en partie sa grossesse à son origine sociale : « J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait. Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. » (pp 31-32)


Le milieu social a une importance d'autant plus grande dans ce livre qu’un avortement clandestin coûte cher et que tout le monde ne peut donc pas se le payer. Les femmes issues d'un milieu précaire sont donc plus à même de décéder en tentant de pratiquer elles-mêmes tandis ce que d'autres ont les moyens de partir se faire avorter dans une clinique à l’étranger. L'avortement clandestin, pour celles qui arrivent à le payer, n'est bien évidemment pas sans risque non plus.


La classe sociale apparait comme importante pour le regard de certaines personnes et détermine leur manière d'agir. Alors qu’elle est hospitalisée après avoir interrompu sa grossesse, la narratrice croise une fille seule d’une vingtaine d’année qui pense qu’elle va accoucher. Elle se dispute avec le personnel médical qui lui dit que ce n’est pas le cas: « Elle avait gardé l’enfant mais elle n’était pas mieux traitée que moi. La fille avortée et la fille mère des quartiers pauvres de Rouen étaient logées à la même enseigne. » (p 107)


La narratrice décrit aussi sa prise en charge punitive par un interne qui changera d'attitude après avoir découvert son milieu social : « L’interne de la nuit précédente est passé. Il est resté au fond de la chambre, il semblait gêné. J’ai cru qu’il avait honte de m’avoir maltraitée dans la salle d’opération. J’étais embarrassé pour lui. Je me trompais. Il avait seulement honte d’avoir - parce qu’il ne savait rien de moi - traité une étudiante de la fac de lettres comme une ouvrière du textile ou une vendeuse de Monoprix, ainsi que je l’ai découvert le soir même. » (p 110)


III. Le contexte historique et sociétal


A. L’accès à la contraception

Dans la France du début des années 1960, la contraception est quasi-inexistante. La faute à une loi de 1920 qui n’interdit pas la circulation de l'information relative à la contraception en tant que telle mais qui condamne la « propagande anticonceptionnelle ». Cette loi d'après-guerre visait à soutenir une politique nataliste et donc à privilégier les grossesses, même non désirées.


La narratrice ne mentionne aucun moyen de contraception médicale et fait seulement référence au « calendrier de naissance Ogino » qui consiste pour une femme à suivre son cycle menstruel et pratiquer l’abstinence durant les périodes à risques. Cette méthode est évidemment peu fiable.


En 1967, le député gaulliste Lucien Neuwirth propose une loi visant à légaliser la contraception médicalisée. Cette loi s’inscrit donc en opposition à la loi de 1920 qui limitait l'accès à la contraception et réprimait l’avortement. Le débat à l’Assemblée nationale s'est avéré houleux certains parlementaires arguant que « les hommes perdront alors la fière conscience de leur virilité féconde et les femmes ne seront plus que des objets de volupté stériles ».


Il faudra attendre le 4 décembre 1974 pour que la contraception soit véritablement libéralisée et remboursée par la Sécurité Sociale, sept ans après son autorisation. Ce n’est que grâce à loi Veil de 1975 pour que l'IVG et la publicité sur les moyens de contraception soient légalisées.


B. Le droit à l’avortement

L’avortement n’est donc pas légal en France au moment où la narratrice tombe enceinte puisqu’il sera dépénalisé en 1975. Elle pense avoir une vague idée des moyens qui peuvent être utilisés, mais ils sont soit particulièrement dangereux soit inefficaces : « aiguilles à tricoter, queue de persil, injections d’eau savonneuse, équitation ». Elle semble d’ailleurs avoir peu conscience du danger : « je ne pensais pas que je puisse en mourir » (p 33). Elle sait qu’il lui faut trouver un médecin dit « marron » ou une « faiseuse d’anges » qui acceptera de lui faire « passer l’enfant ». Un médecin ou tout membre du corps médical reconnu coupable de pratiquer un avortement encourait une amende ou une peine de prison. Elle est aussi consciente que cela va lui coûter de l’argent mais elle ne sait pas combien.


On suit, haletant, sa quête pour trouver un médecin qui acceptera de pratiquer l’avortement. Ironie du sort, elle qui avait du mal à trouver une faiseuse d'anges lorsqu'elle en a besoin se voit proposer plusieurs noms après son avortement. Le roman met aussi en lumière le réseau de femmes qui s’est quasi spontanément mis en place pour lui permettre d’avorter.


Conclusion

Pour conclure, L’Évènement c’est une immersion dans la vie de cette jeune femme dont le quotidien est complètement bouleversé. Son implication dans ses études est chamboulée, sa relation avec les hommes, avec son entourage et avec sa famille est chamboulée, sa relation avec son corps est chamboulée.


J’espère que cet article t’aura été utile ! Est-ce que tu as lu l’Évènement ou est-ce une lecture prévue ? Dis-moi en commentaire si tu as lu un autre roman d’Annie Ernaux et sur ce, je vous dis à bientôt dans un nouvel article.


Bibliographie

  • ERNAUX A., L’évènement, Folio, Éditions Gallimard, 2000

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